jeudi 9 décembre 2010

Des dinosaures au pays du net

 

Des dinosaures au pays du net

Vincent Magos est psychanalyste et fondateur de l’excellent squiggle.be (2005). Il est aussi directeur de la nouvelle collection Temps d’Arrêt/Lectures qui est « une collection de textes courts destinée aux professionnels en lien directe avec les familles ».

Parmi les publications, on trouve Des dinosaures au pays du net qui se propose d’analyser les effets de l’environnement technologique d’aujourd’hui sur le développement de l’enfant. L’auteur, Pascale Gustin, est psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle se décrit elle-même comme « une dinosaure » et note les réticences des psychothérapeutes vis-à-vis de l’Internet. Elle regrette que sur la quarantaine des psychothérapeutes d’enfant qu’elle a interrogé aucun ne semble avoir pris pleinement conscience de la particularité de l’écrit électronique ni même avoir envisagé que leur usage recéler des dimensions inconsciente. Les psychothérapeutes qu’elle a questionné restent ambivalents par rapport aux technologies de la communication. On ne peut qu’être d’accord avec elle lorsqu’elle note « Nous devrions peut-être considérer les courriers électroniques, « chats », blogs avec davantage de curiosité » !

Des Dinosaures au pays de Internet s’articule a partir de réflexions de l’anthropologie d’une part et des positions de Paul Virilio d’autre part. On se souvient que Leroi-Gourhan avait montré dans Le geste et la parole (1964) combien la technologie et l’aventure humaine sont liées. L’homme est indissociable de ses techniques. Elles le modifient à la fois subtilement – en laissant des traces dans son imaginaire et dans son organisation symbolique. Les techniques imposent des tours de main qui ont à leur tour des effets sur la pensée. Il y a donc entre l’homme et ses techniques un lien profond.

Pascale Gustin suit ici les paléontologues : une technique nait lorsque les structures symboliques et imaginaires sont prêtes à lui donner naissance : le propulseur ne peut être inventé qu’a partir du moment ou il y a une maitrise suffisante de l’espace et du temps – et j’ajouterai que l’utilisation du propulseur ouvre sur cette maitrise. La technologie est pour pour elle un carrefour entre la pensée, la nature, la vitesse, l’espace et le corps.

A Paul Virilio, Pascal Gustin emprunte sa théorie de la vitesse. Paul Virilio a développé une théorie du choc de la vitesse en écho à deux souvenirs d’enfance : la disparition d’une partie de la ville de Nantes suite à un bombardement et l’impression de vitesse des Panzer de l’armée allemande. Pour lui, le territoire est lié à des techniques de transport et de communication. Il est mis en danger comme étendue du fait de la rapidité de ces techniques qui bouleversent notre rapport au proche et au lointain. Le lointain peut être mon voisin – un ami sur Facebook par exemple – tandis que le proche peut me devenir de plus en plus étranger.

Nous avons donc une technique qui nous modifie et qui modifie notre rapport au monde. Ce qui est en jeu, insiste Pascale  Gustin,  c’est le rapport métaphorique que nous entretenons avec le monde et plus exactement avec le territoire. Les technologies de la communication nous permettent de parcourir le territoire à toute vitesse. Elles nous rendent plus mobiles, plus rapides, mais elles nous arrachent également aux terroirs anciens. Nous sommes comme les passagers d’un train à grande vitesse qui regardons défiler le paysage par la fenêtre

A cette précision près : les paysages que nous observons, ce sont nos paysages internes et les paysages de nos société. La mobilité permise par les technologies de l’information est déjà inscrite au cœur des familles : mobilité des adultes qui doivent « penduler » pour se rendre sur leurs lieux de travail ; mobilité des lieux de travail qui peuvent être « délocalisés » ; mobilités des liens familiaux qui peuvent se « recomposer » Nous sommes dons plus que jamais soumis au changement, aux « accidents de terrain ». Pascale Gustin rappelle que le mot accident a deux acceptions en français. Le premier sens est celui « d’un évènement soudain qui entraine des dégâts ». Elle rejoint ici Paul Virilio et sa promesse d’un accident technologique généralisé le jour où nous rencontrerons le mur du temps. Mais elle s’en éloigne lorsqu’elle rappelle qu’un accident est aussi « ce qui change brusquement »

Quels sont les conséquences pour les enfants de ces « accidents de terrain » ? Pascale Gustin problématise remarquablement la question : quelle expérience archaïque du temps et des rythmes peut avoir un tout petit enfant lorsqu’il baigne dans ces technologiques de la communication ? Comment les générations actuelles d’enfant construisent la différence entre le vivant et le non vivant ?  Comment conçoivent ils ce qu’est penser alors que les machines se donnent comme pensantes ? Comment se construit le rapport a l’identité avec toutes ces images ? A quelle transcendance s’ouvre notre culture technologique ?

La technique fournit beaucoup d’images avec lesquelles nous nous pensons et les publicitaires savent habilement en jouer : la vie est « simple comme un coup de fil » ou le téléphone est « le fil de la vie ».De telle organisation on dira qu’elle n’a pas « le bon logiciel ». Un oubli et l’on dira que l’on a « zappé » ; une incompréhension ou un lien qui se distant et l’on dira que l’on a « perdu le réseau »

Un début de réponse est donné avec l’Inquiétante étrangeté de Sigmund Freud (1919) qui lui semble être une clé d’entrée pour comprendre les jeux vidéo et les processus de représentation virtuelle. Sigmund Freud avait noté l’émergence de ce sentiment à l’approche de l’angoisse infantile de perdre la vue. Pascale Gustin précise : « le caractère traumatique de l’image consiste à déborder l’appareil psychique révélant une représentation qui y a été encryptée dans l’enfance. L’image réelle vient alors faire effraction dans l’appareil psychique, le débordant en renvoyant à une représentation déjà présente bien que masquée »

L’univers technologique présent est justement marqué par l’omniprésence du regard. On regarde, on est regardé, on se donne à voir semble être la passion des temps présents. Partout nous sommes confrontés à des images. Partout, nous trouvons des écrans. Ou alors appuyer sa pensée ? Est-ce que ces images sont des labyrinthes dans lesquels les plus jeunes d’entre nous, occupés au travail de construction de soi, risquent de se perdre ? Ou vont-ils y trouver matière à croissance psychique ? Que se passe-t-il lorsqu’un tout jeune enfant est en contact avec une mère qui est accaparée par la télévision ? La situation est elle identité à celle d’un enfant en contact avec une mère déprimée ? Quels paysages psychiques co-construisent-ils ensemble ?

Poser la question, c’est déjà y répondre un peu. Il me revient à l’esprit l’histoire de cet enfant rapporté par Dolto et qui était identifié à la machine à coudre de sa mère. Le père avait été fait prisonnier en 1940 et la mère était accaparée par cette machine à coudre qui la faisait vivre elle et son enfant. L’enfant ne voyait d’elle tout la journée que le balancement des jambes sur la pédale. Sa fenêtre sur le monde était alors réduite aux inquiétudes tues de la mère sur le père et au mouvement des jambes de sa mère.

Nous savons aussi que les images sont grosses de mots, de discours, d’idéologies et qu’elles ne se déploient que dans la narrativité. C’est la mise en récit de ce qu’il voit qui permet à l’enfant d’utiliser les images comme appuis pour sa pensée. Sans cette mise en récit, sans ce détour par les mots, il risque de ne percevoir des images que ce qu’elles ont de plus séducteur : leurs rythmes, leurs brillances, leurs éclats.

 

Il est difficile de ne pas être d’accord avec Pascale Gustin. Nous sommes de plus en plus dépendants de notre technique. Les images sont partout et les enfants sont au contact avec elles de plus en plus tôt. Elles précédent notre naissance et survivent à notre mort. La technologie modifie notre rapport au monde. C’est évident. L’influence de la technique sur le processus d’hominisation est un acquis des sciences humaines. Nous sommes nos techniques. Elles font ce que nous sommes : des animaux dénaturés. De l’invention de la taille de la pierre à celle de la fission nucléaire, nous sommes toujours en retard par rapport à nos techniques. Elles vont toujours trop vite pour nous.

Cela change-t-il nos paysages psychiques ? Sans doute. Mais on est gêné de voir que Pascale Gustin n’aborde pas vraiment la question. Le livre traite bien davantage d’un média qui a régné lors de la précédente ère culturelle : la télévisons. En ce sens, le titre est bien trouvé ! Mais il est très peu question de l’Internet : quelques notations à propos du mail, des bavardoirs, des avatars ou des jeux vidéo. Il manque les caractéristiques des différents dispositifs et la façon dont ils peuvent être utilisés collectivement ou individuellement. Il manque ce que habiter ces paysages peut vouloir dire. Il manque comment le réseau peut être utilisé pour servir les processus d’individuation et de séparation comme on peut le voir avec les blogues. Il manque les processus obfuscation et les tactiques de masquage utilisés par les internautes face a l’omniprésence du regard. Il manque beaucoup de référence a des travaux dont certains sont pourtant déjà anciens : je pense a Sherry Turkle qui a exploré comment les enfants se représentaient le fonctionnement des machines « intelligentes » ; à Thomas Gaon qui a montré que les jeux vidéo sollicitaient des angoisses différentes ; à Serge Tisseron qui a montré que l’avatar est un très bon explorateur du passé ou que les jeux vidéo permettent de reprendre des symbolisations interrompues. Il me vient aussi à l’esprit François Lespinasse et Michael Stora qui ont montré l’utilisation que l’on peut faire des jeux vidéo dans un cadre psychothérapeutiques. Florian Houssier et François Marty ont rapproché le jeu vidéo de la rêverie primaire tandis que Christophe Jansen et Sophie Tortolano partent de l’illusion de Winnicott pour explorer le virtuel. Je m’ajouterais à la liste en rappelant le travail que j’ai fait sur le jeu vidéo comme paysage psychique, son utilisation comme médiateur ou comme médiation psychothérapeutique.

Sans doute, la place aura manqué à Pascale Gustin pour déployer sa pensée. Mais on reste avec l’impression d’une occasion de rencontre manquée et l’on aurait aimé que le souhait du lecteur que les courriers électroniques, les « chats », les blogs soient abordés avec davantage de curiosité ait satisfait.

2 commentaires:

  1. C'est marrant, lorsque je me suis penchée sur la question de l'éducation au multimédia, maintenant je dirais plutôt les pratiques numériques d'ailleurs, nombre de professionnels de l'éducation à l'image, refusaient de reconnaître une spécificité à ce nouveau médium Internet: il s'agissait pour eux d'un écran comme un autre, producteur d'images, comme les autres... soulever la question de l'interactivité, de moindre passivité devant l'écran, etc, c'était déjà "angéliser" internet... alors qu'il s'agit d'une différence essentielle!
    Un conférencier sur l'édition numérique disait récemment, que la difficulté de la réflexion sur tout ce qui concerne Internet c'est qu'il y a un clivage énorme entre ceux qui sont "dedans" et qui y ont des pratiques et ceux qui sont "dehors" sans aucune notion de ce qui s'y passe et qui sont une bonne cible pour toutes les représentations erronées sur le sujet...

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  2. bonjour Mirabelle
    Effectivement, la dimension interactive est essentielle. Peut-être faudrait il différencier l'interaction avec le média (machine+pages) et l'interaction avec les autres humains (commentaire, likes etc)

    Le clivage entre le "dedans" et le "dehors" va bien finir par se réduire, mais c'est vrai : c'est long.

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