Dans sa Note sur le Bloc Note Magique, Freud comparait notre appareil psychique au jouet d’enfant. L’un et l’autre, disait Freud, sont composés de deux feuillets distincts. Le premier reçoit les excitations, c’est la mince feuille de plastique du jouet d’enfant et le système Perception Conscience de l’appareil psychique. Le second en garde durablement des traces. C’est la couche de cire du Bloc Notes Magiques et le système Mémoire de l’appareil psychique. Les deux systèmes fonctionnent de façon antagonistes : on perçoit, ou on retient.
Nous avons toujours cherché dans le monde extérieur des appareils pour nous aider à penser. Nous avons cherché dans le monde des matériaux où nous pouvions laisser des traces. Les matériaux meubles ont d’ailleurs été parmi les premiers miroirs de l’humanité. Dans le sable, la boue ou même la nourriture chacun pouvait avoir une image de lui. Cette image est bien plus complexe que celle que peut renvoyer un plan d’eau ou même un miroir : elle dit le poids, la caresse, la rapidité ou la force. Elle est un témoin du désir. Chaque culture a utilisé la matière qui lui était le plus immédiatement disponible : on a écrit sur de la pierre, du bambou, du bois, de la corne ou de l’os…
La fureur de la trace puis de l’écriture n’a jamais quitté l’homme
Il est frappant de constater qu’un des premiers supports d’écriture de l’homme a été la tablette d’argile. Les scribes tenaient la tablette d’une main et utilisaient un style pour y inscrire des caractères cunéiformes. Les tablettes étaient séchées au soleil ou cuites. Elles pouvaient être réutilisées en les trempant dans l’eau. Les romains ont amélioré le système en utilisant des tablettes de cire. Elles pouvaient être assemblées pour former de petits livres (codices) et leur réemploi était très simple. Les tablettes ont profondément marqués culture. Tout le monde se souvient que l’esprit est une tabula rasa : ce sont ces même tabulae qui étaient utilisées pour le vote dans les procès ou les plébicites
Le papier mettra le glas de la tablette. On la retrouve juste parfois entre les mains des enfants qui apprennent à lire. Elle refait son apparition avec les PDA. Le salary man y retrouve les gestes antiques du scribe : il tient d’une main une tablette, et de l’autre sélectionne ou écrit avec un style. Mais le salary man dispose d’une puissance d’écriture nouvelle. Le numérique nous offre en effet un support universel. Il est produit en qualité illimitée et possède des qualités spécifiques : le texte peut être réarrangé, modifié, transféré, conservé ou détruit très facilement. C’est le bloc note magique dont rêvait Freud : il possède de grandes capacités de mémoire et peut toujours recevoir de nouvelles inscriptions
Pourtant, les PDA déclineront à leur tour en s’intégrant aux téléphones mobiles qui y gagneront le titre de smartphones. Au passage, le style se perd : c’est avec le doigt que désormais on interagit avec l’appareil.
Voilà donc 4000 ans que ce dispositif d’écriture se maintient en restant identique malgré deux révolutions. Il y a à cela sans doute des raisons. Je ferais l’hypothèse que la tablette offre la plus grande surface de symbolisation. Par symbolisation j’entends le travail psychique qui se fait de la perception/sensation à la parole en passant par l’émotion. Cette symbolisation se fait en corps, par le corps, et par le langage (Tisseron) La première symbolisation transforme des sensations en émotions; la seconde symbolisation transforme les interactions en pensées et en émotions et la troisième symbolisations les pensées et émotions en paroles
Le manège des images
Il est facile de remarquer que nous sommes de plus en plus entourés d’images. Partout, les écrans nous accompagnent. Nous nous en servons autant pour le travail que pour le divertissement et ils se retrouvent jusque dans nos poches. Cependant, ils ont un grand défaut : ils laissent en suspens les symbolisations par le corps.
L’écran met une distance. Il sépare. Il ne permet pas le contact direct. Certes, nous manipulons des objets numériques : nous les sélectionnons, nous les déplaçons, nous les copions, nous les supprimons. Mais ces opérations se font toujours à distance. Pire : nous effectuons des actions différentes avec les même gestes. Créer ou détruire, envoyer ou recevoir se sont toujours d’une pression de l’index.
Le grand avantage des interfaces tactiles est qu’elles nous permettent de retrouver la symbolisation par le corps qui était réduite au silence dans le commerce quotidien que nous avons avec les écrans. Cette symbolisation se fait de deux façons différentes.
La première est que nous retrouvons la grammaire naturelle du corps. Nous pouvons pointer du doigt ce que nous voulons désigner, écarter ou rapprocher des objets, les déplacer d’un mouvement d’abduction ou de subduction…
Toute la corporéité, dans sa rythmicité comme dans sa sensori-motricité, peut ainsi être mise en jeu. L’agressivité, l’érotisme, l’élasticité peuvent être exprimés dans des mouvements de serrage ou d’étalement tandis que les pointillements pourront dire la colère ou les échanges solides et sécurisants. Serge Tisseron appelle “schème” les opérations psychiques liées aux activités sensori-motrices et distingue des schèmes de transformation (dits d’attraction ou de séparation) et des schèmes enveloppe. Les premiers correspondent aux opérations d’union et de désunion et les second à l’inclusion d’une forme à l’intérieur d’une autre. Chacun de ces schèmes correspond à une activité fantasmatique : fantasme de séduction, de castration, de scène primitive ou de vie intra-utérine.
Si écarter les doigts pour agrandir une image nous semble naturel parce que ce mouvement est associé à un schème de transformation. L’écartement dit la curiosité, l’ouverture
Avec les tablettes tactiles, les symbolisations ne se font pas seulement par l’image. Elles se font par l’objet. L’utilisateur tient la tablette et est en même temps tenu par elle. Il tient l’objet réel, et il est contenu dans ses représentations symboliques et imagées. La situation reproduit très exactement le handling. Le psychanalyste Winnicott désignait par la situation dans laquelle l’enfant se sent soutenu par les mains de la mère tout en la contenant comme image interne.
Les tablettes tactiles sont des dispositifs qui privilégient les symbolisations sensori-motrices qui manquaient tant aux mondes numériques. Elles mettent préférentiellement au travail les symbolisations qui s’appuient sur schèmes de transformation de transformations. Parmi tous les dispositifs informatique, elles offrent la plus grande cohérence entre la mise en jeu du corps et ce qui se produit à l’écran
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire